Un surdoué fragile
Le 6 septembre 1788 est « né en la commune (alors paroisse de Paris) de la Magdeleine Ville l’Evêque (Seine) M. Abel Jean-Pierre Rémusat, fils de Jean Henri Rémusat et de Dame Françoise Aydré…. » (acte de mariage d’Abel-Rémusat). S’il est de souche provençale par son père et bisontine par sa mère, Abel-Rémusat (comme il se fera toujours appeler), naît au coeur de ce Paris qu’il ne quittera jamais, partageant son temps entre la rive gauche à l’Ecole de Médecine, au Collège et à l’Institut de France, et la rive droite à la Bibliothèque Nationale.
Tout enfant, il fut victime d’un grave accident en jouant aux Tuileries : fractures, lésions et atteinte à un oeil. « On craignit pour ses jours, et sans les soins vigilants de la plus tendre mère, toute l’habileté de son père (qui était médecin) eût été impuissante peut-être pour les lui conserver… » Il dut « garder la chambre » pendant toute son enfance. Sa santé s’améliorant, il put enfin suivre quelques cours à l’Ecole Centrale, établie alors au Collège des Quatre-Nations.
Malgré toutes ces difficultés, l’intelligence, la mémoire, la curiosité intellectuelle et la capacité de travail hors pair qu’on lui reconnaîtra toute sa vie lui permirent, avec l’aide de son père, d’acquérir des connaissances exceptionnelles dans tous les domaines : déjà les langues anciennes mais aussi l’histoire et les sciences naturelles. Féru de botanique, il consacre une grande partie de son temps à son herbier.
En 1805, laissé sans grandes ressources par la mort de son père, il entame (sans beaucoup d’enthousiasme) des études de médecine. Mais une tradition, devenue légendaire, nous rapporte qu’en visitant le « cabinet de curiosités » de l’Abbé de Tersan, célèbre collectionneur de l’époque, il tomba en admiration devant un magnifique herbier chinois. « Il en avait pu reconnaître quelques plantes ; bientôt, il voulut les déterminer toutes, et ce qui n’avait été d’abord qu’un objet de curiosité, devint alors une véritable passion. Ces caractères si étranges , si énigmatiques qui accompagnaient chaque planche étaient sans doute le nom de la fleur. Mais comment les déchiffrer ? qui pourra les expliquer ? Personne n’était en état de le faire… ». Toute sa vie va dès lors être vouée à un seul but : découvrir et faire découvrir les richesses des cultures extrême-orientales alors si méconnues.
Les citations sont extraites de: Landresse, Notice sur les travaux de M. Abel–Rémusat, Journal Asiatique, Septembre et Octobre 1834.
Un Extrême-Orient mal connu et méconnu
» L’Est est l’Est, l’Ouest est l’Ouest et ils ne se rencontreront jamais « … Au début du XIXème siècle, le monde extrême-oriental est encore un univers opaque, mythique et la Chine « une nation dont la barbarie et l’ignorance étaient comme établies en principe ». Il est vrai que la géographie et l’histoire semblent s’être liguées pour justifier l’aphorisme de Kipling ! La distance d’abord : près de douze mille kilomètres à vol d’oiseau séparent Paris à Pékin, le double par la voie maritime ! Mais aussi le climat et le relief : d’immenses déserts torrides ou glaciaux et les plus hautes montagnes du monde forment une barrière pendant longtemps quasi-infranchissable.
Soldats, marchands, missionnaires :
Kuo-Sung-tao, premier ambassadeur chinois en Angleterre, au XIXème siècle, écrivait : « Les barbares recourent à trois procédés dans leurs contacts avec la Chine: le commerce, la religion et la force militaire…» résumant ainsi deux millénaires d’aventures célèbres ou anonymes, de rencontres sans lendemain ou d’occasions manquées. En 325 avant notre ère, Alexandre le Grand lançait ses troupes vers l’Orient lointain. Elles venaient buter sur les premiers contreforts de l’Hindou Koush avant de redescendre sur la plaine de l’Indus.
Trois siècles plus tard, le bouddhisme gagnait les lointains royaumes hellénistiques perdus au bout du monde. Un extraordinaire métissage culturel donnait naissance à ce merveilleux art du Gandhara où le visage d’Apollon transparaît sous le sourire de Bouddha. Episode quasi oublié ou devenu légendaire : de cet au-delà du Levant, Rome et le haut Moyen-Age ne retiendront que le vague souvenir d’un mystérieux pays des Sères, d’ou proviendrait la précieuse soie.
Pourtant les chrétiens de l’Eglise de Perse (nestoriens), avaient pris le relais dans cette marche vers l’Est. Dès le VIème siècle, missionnaires et marchands s’avancent sur les routes de la soie vers l’Asie Centrale, par le Turkestan et le Tibet, jusqu’en Mongolie et en Chine. Il y a des moines chrétiens chinois et tibétains, des évêques nomades en Mongolie.
Des princes mongols y furent baptisés. L’une des épouses de Gengis-Khan sera chrétienne. En 1218, c’est un moine chinois issu d’une tribu mongole depuis longtemps christianisée qui devient patriarche de Bagdad. Cette Eglise aurait pu être un lien avec l’Occident chrétien mais elle en est séparée depuis le IVème siècle et va pratiquement disparaître au XIVème siècle sous le choc des mongols passés à l’Islam.
Au XIIIème siècle, après les conquêtes de Gengis Khan, l’Empire mongol, s’étend du Pacifique à la Mer Noire. Des commerçants ou missionnaires, profitant d’une provisoire pax mongolica, atteignent « Cambaluc et le Cathay » – Pékin et la Chine. Et ils en reviennent ! Dans « le Livre des Merveilles », Marco Polo raconte longuement ses 14 ans de voyages au service de Kubilaï Khan. Papes et rois de France des croisades rêvent d’une alliance avec les Mongols qu’ils croient christianisés. Les carnets de voyage et les lettres de leurs envoyés, Plan Carpin ou Rubrouck, font disparaître le mythe du « Royaume du Prêtre Jean » mais décrivent une Asie bien plus réelle. Malgré l’échec de cette politique, les « Terra Incognita » s’effacent peu à peu sur les cartes.
Mais les luttes entre l’Islam et la Chrétienté ferment les routes du Moyen-Orient. Pour contourner l’obstacle, de nouvelles routes vont s’ouvrir. Au Nord, la Russie s’est affranchie, depuis la fin du XVème siècle, du joug mongol. Elle entame une longue « Conquête de l’Est », colonisant la Sibérie, et atteint le Pacifique en 1649. Sur une frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec la Chine s’ouvrent des zones de contact et de rares points de passage, étroitement surveillés.
Au Sud, les Portugais ouvrent la route des Epices (carte) par le cap de Bonne-Espérance vers les Indes Orientales et touchent Canton en 1514. En 1583, les jésuites, menés par Matteo Ricci, qui a appris le chinois, sont autorisés à pénétrer en Chine. Admis à la Cour Impériale en 1601 pour leurs connaissances scientifiques, ils deviennent les pionniers de la découverte de la culture chinoise. Pendant 150 ans, ils en étudient la langue, les religions, les traditions. Leurs « Lettres édifiantes et curieuses » sont très lues en Europe.
On en fait des compilations, la « China Illustrata » de Kircher ou la « Description de l’Empire de Chine » de Du Halde. La Chine devient à la mode comme en témoigne le succès de « l’Orphelin de Chine » de Voltaire. Leurs premiers essais de grammaire, de dictionnaires, de traduction des grands textes chinois sont recueillis dans la Bibliothèque Royale ou au Vatican … mais ils vont bientôt s’y couvrir de poussière ! Rome estime que l’effort d’inculturation, d’adaptation du christianisme à une culture « étrangère » va trop loin et le condamne, après des décennies de querelles intestines. Ces divisions entre chrétiens scandalisent les Chinois qui expulsent les Jésuites en 1724. Soucieux de préserver leur identité culturelle, la Chine suit l’exemple du Japon et ferme complètement ses frontières aux étrangers.