Comment apprendre le chinois ?
« Il fallut à M. Rémusat un rare courage pour concevoir la pensée d’apprendre cette langue sans maître, sans grammaire et sans dictionnaire;
il eut besoin d’une persévérance plus grande encore pour atteindre son but, malgré la rareté des secours dont il pouvait disposer ».
(Jean-Jacques Ampère. « De la Chine et des travaux de M. Abel Rémusat », Revue des Deux Mondes, nov.1832 et nov.1833)

Lorsqu’en 1806 Abel-Rémusat décide d’apprendre le chinois, il n’a, en effet, à sa disposition aucun enseignement organisé ni ouvrage susceptible de l’aider. Sous Louis XV, Fourmont, avec l’aide d’un jeune lettré chinois amené en France, avait publié une médiocre grammaire du langage parlé. Le dernier de ses élèves, Guignes, était mort en 1800. Fourmont avait aussi publié un catalogue des ouvrages chinois de la Bibliothèque Royale. Abel-Rémusat aurait pu trouver là de précieux renseignements dans quelques manuscrits comme la grammaire ou le dictionnaire de Prémare. Mais Langlès, le conservateur, en refusa l’accès à un tout jeune étudiant. Il ne put non plus obtenir de consulter les quelques essais de lexique existants : ils étaient tous à la disposition de Guignes (fils) à qui le gouvernement impérial avait confié la confection d’un dictionnaire.

Grâce aux rares livres que lui avaient fait obtenir l’abbé de Tersan ou Silvestre de Sacy, de la grammaire de Fourmont, de bribes de traduction glanées dans les ouvrages des jésuites, il commença à se forger ses propres outils, dictionnaire (dès 1808) et grammaire. Il utilisa surtout quelques dictionnaires chinois-mandchou : cette langue (du groupe des langues altaïques comme le mongol et le turc) était celle de la dynastie des Qing maitres de la Chine depuis 1644. « Par la comparaison souvent répétée des originaux avec le petit nombre de traductions diffuses et inexactes que l’on possédait alors, il parvint à déterminer le sens d’un certain nombre de mots et se forma ainsi une sorte de vocabulaire provisoire…Dès que la signification d’un caractère était connue, il observait attentivement la place que ce caractère occupait dans la phrase, l’influence qu’il y exerçait, les combinaisons auxquelles il pouvait se prêter… (Landresse). » En février 1812, il peut enfin écrire à Charles Weiss «je viens enfin de recevoir un dictionnaire chinois-latin manuscrit dont vous savez que j’ai depuis cinq ans le plus grand besoin…Je suis maintenant en état d’entreprendre des travaux de quelque importance.
« Il est des personnes qui ne peuvent agir ou qui manquent de patience ; qu’elles persévèrent.
Ce que d’autres font en un jour, elles le feront en cent; ce que d’autres feront en dix jours, elles le feront en mille. »
Épigraphe (empruntée à Confucius ?) de l »Essai sur la langue et la littérature chinoise » publié en 1811..
La médecine, un interet « alimentaire »

L’étude acharnée de la langue et la rédaction de ses premières publications n’empêchèrent pas Abel-Rémusat de poursuivre, par nécessité, ses études de médecine : «j’ai mes examens médicaux à passer, ce qui est de toutes mes affaires celle que j’ai le plus en horreur…» (à Jeandet le 27.01.1813) . En août, il soutient sa thèse : « Dissertatio de glossosemeiotice sive de signis morborum quae e lingua sumuntur, praesertim apud sinenses », une trentaine de pages en latin, sur le diagnostic par l’examen de la langue en médecine chinoise. Elle est inspirée directement de l’oeuvre de Michael Boym, plagiée -indigno dolo ! – par Andreas Cleter en 1682.

Il arrive ainsi à concilier passion et raison, chinois et médecine, citant Hippocrate et les classiques chinois.Il est très content de lui : « Nous avons parlé latin pendant une heure tout s’est passé à merveille...J’ai eu un nombre d’auditeurs prodigieux, au moins 150, et néanmoins les thèses sont fort peu suivies en ce moment… » (à Jeandet le 27.08.1813). Car il commence à être connu : « Ce jeune docteur, l’honneur de notre école, qui a su allier l’étude des langues orientales à celle de la médecine, connait assez cette science pour l’exercer utilement et avec succès…je l’ai plus d’une fois distingué dans nos cliniques » (Percy, cité par Landresse ).publié en 1811.

Mais, six mois plus tôt, la Grande Armée s’est effondrée en Russie. Jusque-là, fils unique d’une veuve, handicapé d’un œil, il a réussi, en faisant jouer ses relations, à échapper à la conscription. « …mes inquiétudes ont recommencé incessamment : tous les bruits ici sont pour des levées considérables »(à Jeandet le 27.08.1813). Malgré l’intervention de Silvestre de Sacy et de l’Institut, il est mobilisé comme chirurgien mais est nommé à Paris aux hôpitaux provisoires (installés dans les abattoirs!) pour accueillir les blessés de la campagne de France

En mars1814, les Alliés assiègent Paris : « j’ai pendant tout le mois dernier exercé mes fonctions de chirurgien à l’hôpital de Montmartre et j’ai vu de loin la bataille de Belleville ; mais je me suis retiré avant le danger de sorte que l’on ne peut pas dire que ce soit lui qui m’ait fait peur… » (à Jeandet, avril 1814) . Il fut ensuite affecté à l’hôpital de Montaigu pour y soigner les victimes du typhus.
Abel-Rémusat continua à exercer pendant quelques années (souvent à l’intention de sa famille ou de ses relations) jusqu’à ce que son traitement de professeur au Collège de France et de conservateur à la Bibliothèque Royale lui assurent un train de vie décent. Mais, comme l’écrit Landresse, « Pour qui a connu M. Rémusat, aucun parti ne semblera moins convenir à sa personne et à son caractère que celui qu’il embrassait …doué d’une extrême délicatesse d’organes et d’une sensibilité profonde qu’il ne pouvait surmonter.».
Les premières publications

A 23 ans, après 5 à 6 ans de travail acharné, Abel-Rémusat signe sa première oeuvre: « Essai sur la langue et la littérature chinoises, avec cinq planches, contenant des textes chinois, accompagnés de traductions, de remarques et d’un commentaire littéraire et grammatical. Suivi de notes et d’une table alphabétique des mots chinois. Paris, Strasbourg 1811 ».
« Cette publication, favorisée par un léger bienfait du gouvernement, a été un service immense rendu à la littérature à un âge où la prudence conseillerait à la jeunesse la plus studieuse d’attendre, pour se produire au grand jour, que quelques années de plus eussent mûri son jugement et fortifié ses talents naissants ». Ce jugement de Silvestre de Sacy souligne les limites mais aussi l’intérêt de ce premier essai.
C’est un article d’une trentaine de pages – « De l’étude des langues étrangères chez les Chinois » – publié dans le Magasin Encyclopédique d’octobre 1811, qui va le faire connaître. « Ce morceau produisit alors une révolution notable dans les idées admises au sujet d’une nation dont la barbarie et l’ignorance étaient établis comme principe..

Des personnes qui s’imaginent qu’un peuple n’est pas civilisé quand il ne l’est pas comme nous n’apprirent pas sans étonnement…que depuis six siècles, il y avait à Pékin un collège pour l’enseignement des langues occidentales…(Landresse) » mais aussi du sanscrit que les occidentaux venaient de découvrir.

Les missionnaires protestants établis aux Indes puis à Canton avaient pris le relais des jésuites dans l’étude de la langue chinoise. En 1812, le Moniteur (journal quasi-officiel et très lu) publie une « notice sur une version chinoise de l’Evangile de Saint-Marc, par les missionnaires anglais du Bengale ». La critique d’Abel-Rémusat est sévère mais ne l’empêche pas d’entrer en relation avec ses lointains collègues.

Il continuera à suivre les travaux de Marshman et de Morrison, un missionnaire anglais établi à Canton depuis 1807, dont les publications sont financées par la Compagnie des Indes :
A grammar of the Chinese language by the Rev. R.Morrison, Journal des Savants 1817;
A dictionary of the Chinese language by R. Morrison, Journal des Savants 182